vendredi 1 août 2014

De l'unité de l'Existence

De l'Unité de l'Existence (wahdat al-wujûd)


La doctrine de la wahdat al-wujûd, que l'on traduit diversement par Unité, ou Unité transcendante, de l'Être ou de l'Existence – suivant la manière dont on comprend chacun des termes qui composent cette expression – est considérée par les maîtres de l'ésotérisme islamique, ou du moins par certains d'entre eux, comme l'un des enseignements fondamentaux de l'islam, voire comme le coeur même de la Révélation. Pourtant elle reste l'une des doctrines les plus controversées, non seulement par ceux qui s'en tiennent à l'aspect extérieur des choses, mais aussi par certains maîtres spirituels désireux de se démarquer de l'erreur « panthéiste ».
Lorsqu'on l'évoque en contexte islamique, elle déchaîne souvent des passions bien difficiles à comprendre de l'extérieur, comme si l'on touchait à un point particulièrement sensible. La vérité est que, comme pour beaucoup de doctrines relevant d'un certain niveau conceptuel, beaucoup de ceux qui la critiquent, comme de ceux qui s'en revendiquent d'ailleurs, sont loin d'en comprendre le sens véritable.
Nous pensons que cette doctrine occupe effectivement une place fondamentale dans l'économie de la Révélation muhammadienne, et même qu'elle constitue la principale clef ouvrant l'accès à l'herméneutique du Texte coranique ; bien plus, nous pensons que son ignorance ou son incompréhension est responsable de bien des errances qui frappent aujourd'hui la Oumma, sur le plan intellectuel d'abord, et sur tous les autres par voie de conséquence. C'est pourquoi nous allons tâcher, en nous basant sur les maîtres d'hier et d'aujourd'hui, de présenter les grands traits de cette doctrine complexe, en dissipant quelques erreurs fréquentes à son sujet. Puisse Dieu nous prêter assistance.

1. Position du problème

Basiquement, la wahdat al-wujûd affirme l'unité essentielle de tout ce qui existe (wajada), c'est-à-dire étymologiquement de tout ce qui peut être l'objet d'une saisie cognitive ou intuitive quelle qu'elle soit, de tout ce qui peut être « trouvé », puisque tel est bien le sens premier du verbe wajada. En d'autres termes, ce que cette doctrine affirme, est que toute multiplicité revêt nécessairement un caractère illusoire, passager : tout procède de l'Unité (divine) et revient finalement à l'Unité, conformément à la parole coranique : « tout ce qui est sur elle (sur terre) est appelé à s'éteindre: seule subsiste la Face de ton Seigneur, le Détenteur de la Majesté transcendante et de la Générosité (ou de la Noblesse) ». Il est à noter que déjà Ghazâlî, maître soufi relativement ancien (par rapport au processus d'élaboration de cette doctrine) et réputé « modéré », en tout cas reconnu (presque) unanimement comme une référence même du point de vue exotérique, interprétait ce verset, dans son Tabernacle des Lumières, en insistant sur le fait qu'il ne fallait pas comprendre cette « extinction » de toute chose dans une perspective temporelle ; rapportée à la Face, c'est-à-dire à l'Essence divine, toute chose est en elle-même, actuellement, « évanescente », dépourvue d'existence propre ; à Allah seul appartient l'existence véritable, qu'Il communique librement à ce qu'Il veut, de sorte que rien n'existe véritablement que Lui. Ghazâlî utilise à ce propos l'image de la lumière du soleil, qui ne « sort » jamais vraiment de l'être du soleil, bien qu'elle s'en distingue d'une certaine façon. On rejoint là l'enseignement des philosophes néo-platoniciens, tel Plotin, pour lesquels les êtres procèdent de l'Un – le « Dieu » véritable – tout en demeurant en lui, donc sans jamais cesser de s'identifier sous un certain rapport avec lui. Ainsi Ghazâlî, dans son oeuvre majeure intitulée, la Revivification des sciences de la religion, rapporte en l'approuvant une parole du cheikh al-Mayhâni disant à propos du verset coranique « Il les aimera et ils L'aimeront » : « en vérité Il les aimera, bien qu'Il n'aime jamais véritablement que Lui-même ; car Il est le Tout, et il n'y a rien dans l'existence à part Lui ». Cette affirmation qu' « il n'y a rien dans l'existence à part Lui », qui est la définition même de la wahdat al-wujûd, se retrouve d'ailleurs très fréquemment dans toutes les oeuvres de Ghazâlî, ce qui prouve clairement que celui-ci connaissait et souscrivait à cette doctrine. Pourtant, il est singulier de voir que nombre des adversaires de l'Unité de l'existence se réclament de Ghazâlî ; à croire qu'ils ne l'ont pas lu avec toute l'attention qu'il mérite... Mais d'un autre côté, il nous est arrivé d'entendre des défenseurs de la doctrine en question douter que Ghazâlî l'ait vraiment professée, ce qui pose également question quant à leur façon de comprendre et les propos de l'imâm Abu Hâmid, et la signification de la wahdat al-wujûd.
Il est vrai que c'est surtout le « Cheikh al-Akbar » Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî qui passe pour être le principal promoteur, sinon l'inventeur de cette doctrine. Et c'est surtout sur lui que se concentrent les attaques de ses détracteurs. Or, ce qui est singulier, c'est que l'expression wahdat al-wujûd ne figure jamais telle quelle dans l'oeuvre d'ibn ‘Arabî, en tout cas avec la signification que nous lui donnons actuellement ; ce sont surtout les disciples et continuateurs du Cheikh al-Akbar, tels Qunâwî, Qachânî, etc. qui vont donner son sens et son importance actuels à la formule. Il n'en reste pas moins que l'on trouve chez ibn ‘Arabî, comme chez Ghazâlî et d'autres, cette idée qu'à Allah seul appartient l'existence véritable, ou en d'autres termes, que tout ce qui procède de l'Un, demeure en quelque façon dans l'Un ; mais il est possible ibn ‘Arabî et ses continuateurs insistent davantage sur ce que cela implique d' « identification » des choses à leur Principe, de l'univers à Dieu. C'est cette identification qui pose problème à beaucoup de gens, qui y voient une négation de la Transcendance divine – Dieu se réduisant à sa manifestation, à l'univers créé – et une forme d' « associationisme » - hérésie qui consiste à attribuer à autre qu'à Dieu ce qui n'appartient qu'à Lui, comme la puissance créatrice, le droit d'être adoré, etc.
En ce qui concerne la seconde accusation, il faut noter qu'elle est paradoxale, car ce sont alors les partisans de la wahdat al-wujûd qui sont en droit de retourner l'accusation contre leurs adversaires, en leur reprochant d'attribuer à autre qu'à Dieu une existence propre qui n'appartient qu'à Lui. C'est d'ailleurs l'argument que l'on rencontre sous la plume de Ghazâlî, comme de nombreux maîtres avant et après lui : celui qui attribue une existence véritable à un autre qu'à Allah est encore prisonnier de l'hérésie « associationniste ». C'est même selon eux la forme d'associationisme par excellence.
Mais la première accusation, celle de nier la transcendance divine, mérite un examen plus attentif. Elle met en effet le doigt sur une erreur possible, celle qui consiste à identifier purement et simplement l'Un à sa manifestation, à réduire Dieu au monde, en particulier au monde sensible, ce qui constitue l'hérésie « panthéiste », contre laquelle, si l'on est attentif, on verra que se sont élevés des maîtres comme Ghazâlî ou même ibn 'Arabî. Or ce type d'erreur, qui s'accompagne volontiers d'un mépris pour tout ce qui est « Loi révélée » et religion formelle, flatte certains aspects de la mentalité moderne, et de ce fait prospère facilement dans une époque comme la nôtre ; ce qui explique en partie la violence de la réaction anti-wahdat al-wujûd chez des personnes soucieuses de préserver les formes et le cadre légal de la religion. Mais cela ne les excuse pas de commettre, à propos du vrai sens de cette doctrine, la même confusion que ceux qu'ils prétendent combattre, et de ne pas voir que non seulement cette doctrine, lorsqu'elle est bien comprise, est parfaitement compatible avec l'idée de transcendance divine, mais qu'elle est même la seule interprétation de certains passages coraniques qui rende véritablement gloire à cette Transcendance.

2. Unité et manifestation

En fait, pour bien comprendre ce que recouvre exactement l'expression de wahdat al-wujûd, il faut se pencher sur l'idée de manifestation, idée centrale en doctrine soufie, mais qui échappe par sa subtilité à la plupart des détracteurs, comme des défenseurs incultes de la doctrine qui nous occupe. Selon ce point de vue, qui n'est pas propre au soufisme mais que l'on rencontre de façon universelle dans le monde traditionnel, ce que certains textes sacrés comme le Coran désignent symboliquement comme une « création ex nihilo », l'univers, n'est rien d'autre que la manifestation d'un principe, Dieu, qui en Lui-même demeure voilé. C'est à travers la « création » que Dieu « apparaît » à Ses « créatures », et celles-ci ne sont rien de plus que le lieu et l'acte de cette apparition même. Ainsi, l'idée que l'univers et tout ce qui existe consiste en un ensemble de « signes » au moyen desquels Allah Se « révèle » aux créatures douées d'intelligence que sont les hommes et les « djinns » apparaît en de multiples endroits dans le Coran, par exemple dans la sourate Al-Fuççilat (Les Signes détaillés), verset 53 : « Nous leur ferons voir Nos signes dans les horizons (de l'Univers) ainsi qu'en eux-mêmes, jusqu'à ce qu'il leur apparaisse clairement que c'est Lui al-Haqq, la Vérité. Ne vous suffit-il pas que votre Seigneur soit témoin de toute chose ? ». Ce verset, qui a donné lieu à d'abondants commentaires ésotériques, fait clairement allusion à une révélation graduelle de l'Être suprême à travers l'ensemble de la création. Ainsi Al-Burûsawî, dans son célèbre commentaire Rûh al-bayân (« L'Esprit de la démonstration, ou de la Révélation »), lui consacre un long développement dans lequel on trouve notamment ce passage très significatif :

La totalité des sciences, des actes et des effets, qu'ils se rattachent à la Beauté (Jamâl) ou à la Majesté (Jalâl, litt. Transcendance ou Majesté suprême, inconditionnée) divines, constituent d'abord des caractères (ou des oeuvres) essentiels, enveloppés dans le Mystère de l'Essence ; ensuite, des formes ou des entités de nature noétique résidant dans l'enceinte de la Science divine, puis enfin des réalités ontiques accomplies dans le domaine de l'existence effective. C'est en vue de cet accomplissement effectif, de cette existence tournée vers le dehors, qu'Allah a créé les âmes individuelles et les horizons, les cieux et les terres, et les deux plérômes supérieur et inférieur, afin que ce qui était objet de science devienne objet de vision et de contemplation, et qu'enfin le Verbe (ou Commandement) divin, dans son triple aspect de Splendeur, de Majesté et de Perfection, réalise sa plénitude, et que s'actualise absolument, par le moyen de l'existence effective et extérieure, sa Sagesse pré- et post-éternelle.

La notion de signe, en arabe âya, qui joue un si grand rôle en islam – rappelons que ce que nous désignons en français comme « versets » coraniques reçoit également en arabe ce nom de « signe », ce qui rattache toute existence, envisagée comme symbole de la puissance divine, à la Parole éternelle et incréée – porte donc en elle-même l'idée d'un déploiement progressif des caractères principiels initialement enveloppés dans l'unité de l'Essence, d'une procession, en termes néo-platoniciens. À cette idée de signe se rattache intimement celle de la lumière : la lumière est ce qui rend possible la vision, c'est-à-dire, au figuré, la connaissance ; elle est ce qui manifeste et rend quelque chose manifeste, le signe ou symbole par excellence. « Allah est la Lumière des cieux et de la terre », voilà ce qu'on peut lire à ce propos dans le fameux verset dit « de la lumière », dans la sourate du même nom ; ce verset est fréquemment invoqué, et à juste titre, à l'appui de la wahdat al-wujûd. De même que la lumière sensible emplit tout l'univers sans être localisée en un lieu précis, et fait apparaître les différences entre les choses singulières qu'elle tire de l'obscurité tout en demeurant essentiellement une, de même l'existence divine pénètre toutes choses sans être limitée par elles, et tire les multiples existants de la nuit du non-être, tout en restant une et indivise. L'imâm Ghazâlî a consacré au commentaire de ce verset son ouvrage le plus fulgurant et le plus ésotérique, le Tabernacle des Lumières, où cette analogie entre la lumière sensible et l'existence divine, envisagée en tant qu'elle se communique librement aux êtres de l'univers, est développée jusque dans ses ultimes conséquences. Or, il est intéressant de noter que la suite de ce même verset des lumières peut également être invoquée à l'appui d'une doctrine de la procession, de la révélation par stades successifs de l'unité principielle. Ce verset dit en effet :

Allah est la Lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un (récipient de) cristal et celui-ci ressemble à un astre de grand éclat ; son combustible vient d'un arbre béni : un olivier ni oriental ni occidental dont l'huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière. Allah guide vers Sa lumière qui Il veut. Allah propose aux hommes des paraboles et Allah est Omniscient.

Selon les diverses interprétations traditionnelles, la lampe, la niche, le cristal, etc. désignent symboliquement les grandes étapes du processus de manifestation, ou encore les degrés de l'être universel, successivement illuminés et tirés de l'indifférentiation originelle du néant par la lumière de l'Existentiation divine. Ainsi, l'unité transcendante du réel n'exclut pas la distinction ni la hiérarchie ; elle en est plutôt la condition. Dans la vision théophanique du cosmos qui est celle de l'islam traditionnel, ces deux aspects de la vérité, unité et distinction hiérarchique, apparaissent toujours corrélés. Si nous revenons au verset 53 de la sourate Les signes détaillés, cité plus haut, il est intéressant de noter qu'il est immédiatement suivi d'un autre qui en complète le sens ; le verset 54 de cette même sourate dit en effet : « Ne sont-ils pas dans le doute concernant la rencontre de leur Seigneur ? N'est-ce pas Lui cependant qui embrasse (ou qui entoure) toute chose ? » Selon l'interprétation ésotérique de cette parole, le « doute » dans lequel sont plongés ceux qui s'écartent du droit chemin de la vérité, ne concerne pas une rencontre future – aucune indication temporelle n'est donnée dans ce verset, au contraire du précédent – mais bien plutôt la rencontre que chacun peut expérimenter immédiatement, s'il est attentif, de la présence divine à travers chaque signe qu'Il a disposé « dans les horizons » et « en eux-mêmes ». Et la fin de ce verset conclut en nous informant qu'Allah Lui-même « entoure » toute chose, c'est-à-dire tous ces « signes », qui se ramènent en définitive à sa Lumière essentielle, à sa Présence dont rien ne sort. Dans son commentaire Al-Bahr al-madîd (L'océan immense), le maître soufi ibn 'Ajîba écrit à ce propos :

« Ne sont-ils pas », c'est-à-dire ceux qui sont ignorants au sujet d'Allah, « dans le doute concernant la rencontre de leur Seigneur » en ce monde, par le moyen de l'extinction, lorsque l'existence du serviteur s'éteint dans celle de la Vérité suprême, al-Haqq ; « n'entoure-t-Il pas toute chose », c'est-à-dire que l'océan de la grandeur (divine) entoure toute chose, et supprime toute chose, au point que rien ne subsiste à côté de son Être. On lit dans les Sagesses (d'ibn 'Atâ-Allâh ?) : « c'est n'est pas l'existence d'un autre être avec Lui qui te voile Dieu, car il n'y a rien avec Lui ; ce qui te Le voile, c'est uniquement l'opinion fallacieuse qu'il y a un autre existant avec Lui ». Et encore : « les êtres (mondains) subsistent par Sa subsistence, oblitérés par l'Unité de Son Essence : l'Unité de l'Essence a effacé l'existence des choses dans leur totalité, de sorte que seul demeure l'Ancien, l'Éternel. » De même, le Pôle ibn Machîch a dit à Abu Al-Hassan – qu'Allah soit satisfait de lui - : « Ô Abu al-Hassan ! Affine l'oeil de la foi, tu trouveras Allah en toute chose, auprès de toute chose, avec toute chose, avant et après toute chose, au-dessus et en-dessous de toute chose, près de toute chose et entourant toute chose, d'une proximité qui est Son attribut et d'un enveloppement qui est Son épithète. Libère-toi des conjectures et des définitions, des lieux et des déterminations spatiales..., abolis le tout au moyen de Son attribut : Lui, le Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché, (tu verras alors qu'Il est) l'Identité exprimée par la formule « Il est Lui » : Allah était (dans la pré-éternité) tel qu'il n'y ait rien avec Lui, et Il est maintenant tel qu'Il était alors ».

La façon dont ces deux versets se complètent est digne d'admiration, et elle est assez typique du « style » coranique : dans le premier, il est question du dévoilement progressif d'une Réalité une et universelle (al-Haqq) à travers une multiplicité indéfinie de « signes » qui s'échelonnent dans l'espace et se succèdent dans le temps. L'emploi du futur (« Nous leur ferons voir »), ici comme dans d'autres passages similaires du Coran, est intentionnel et recèle un sens caché, celui d'un processus ininterrompu, qui n'a pas de terme, de conclusion définitive dans l'ordre spatio-temporel, et ne saurait pas en avoir : réellement, il n'y a pas de terme à la « révélation », de même qu'il n'y a pas de fin aux actes et aux paroles d'Allah, parce qu'il n'y a pas de limites à Son Essence. Le « jusqu'à ce qu'il leur apparaisse » fait référence à une conclusion du procès de manifestation, mais qui n'est pas d'ordre temporel, qui n'appartient pas, ou déjà plus, au domaine du manifesté ; elle en implique plutôt le dépassement. La succession indéfinie des signes ne prend réellement fin, pour un individu donné, que lorsqu'il prend conscience que « Lui-la-Vérité » constitue l'unique Réalité, qui transcende infiniment Ses expressions variées. Le flux mouvant de la manifestation, pour cet individu, est alors arrêté, et ramené vers le Centre universel de l'être, où réside le Verbe originel, indivisible et incréé. Dans le second verset, ce mouvement apparaît complètement achevé : tous les signes sont subsumé par le Soi divin qui « entoure toute chose », cette fois sans aucune connotation temporelle. Ce qui indique le caractère foncièrement illusoire de ce mouvement même : les signes n'ont d'existence, de réalité propre qu'aux yeux de ceux qui n'ont pas encore réalisé la Vérité en eux-mêmes, ceux qui « sont dans le doute concernant la rencontre de leur Seigneur » ; pour les autres, la vérité est qu'Il englobe toute chose, depuis toujours et à jamais, point final (c'est en effet ainsi que se termine toute la sourate). L'auto-suppression de l'illusion est l'acte qui fonde la réalité de la révélation. Il est donc essentiel de comprendre que ce processus de la manifestation n'est pas linéaire mais cyclique : tout part de l'Essence divine non-manifestée pour revenir à Elle. D'ailleurs, en toute rigueur, ce processus ne peut même pas être décrit, toute description étant linéaire ; aucun symbole ne peut exprimer adéquatement la suppression de tous les symboles, qui est leur accomplissement véritable. On ne peut que la réaliser, en laissant chaque symbole « fonctionner » jusqu'à l'épuisement de ses possibilités sémantiques. Voilà pourquoi les deux versets (53 et 54) qui closent la sourate des Signes détaillés, si importante du point de vue de la métaphysique du symbole en islam, ne décrivent pas tant le processus de manifestation, qu'ils n'en épousent le mouvement par leur structure formelle ; c'est d'ailleurs un procédé courant dans le Coran, et, pourrait-on dire, dans la littérature sacrée en général. Tout comme l'univers, le Coran est lui-même une révélation (et même, du point de vue islamique, la Révélation par excellence), qui doit permettre de comprendre comment « fonctionne » la révélation en général. Aussi, plutôt que de décrire de façon analytique les phases d'émanation et de retour dont est constitué tout cycle de manifestation – ce que rend impossible l'extrême intrication de ces deux aspects du procès, - les deux versets ci-dessus en offrent l'exemple synthétique : le premier manifeste un mouvement centrifuge, qui correspond à l'émanation du Verbe ; le second, un mouvement centripète qui correspond à sa réintégration finale au sein de l'Unité, mais il exprime en même temps, grâce à l'absence de verbe conjugué1, une sortie hors du domaine spatio-temporel, cosmique, qui est le véritable terme du procès.
Le sens ultime de l'omniprésence des « signes » d'Allah dans le macrocosme (les « horizons ») et le microcosme (« en eux-mêmes ») n'est donc autre que la présence d'Allah en toute chose, ou mieux, autour de toute chose, comme un réceptacle immatériel. En effet, la propriété essentielle d'un signe, d'un symbole, est de renvoyer à autre chose que soi-même, de le révéler et par là même de le rendre présent en quelque manière ; et pour pouvoir remplir cette fonction, pour pouvoir rendre présent ce qu'il signifie, il faut que ce dernier soit en quelque façon immédiatement présent en lui. Un symbole, en tant que symbole, emprunte toute sa réalité à ce qu'il signifie (à son référent), surtout si ce référent est la Réalité suprême – suprême, justement, dans la mesure où c'est à elle que tout fait ultimement référence. Le caractère traditionnel de cette interprétation est suffisamment attesté par ce passage du Tabernacle de Ghazâlî, qui montre comment la vraie signification du Tawhîd réside dans ce que nous nommons wahdat al-wujûd, à savoir la reconnaissance du caractère illusoire de toute multiplicité et de toute dualité :

Le Tout est Sa Lumière, ou plutôt Il est le Tout. Bien mieux, personne d'autre que Lui n'a d'ipséité, si ce n'est par abus de langage. Nulle lumière donc, excepté Sa Lumière ! Toutes les autres lumières sont telles par la face qui est vers Lui et non par elles-mêmes. Tout ce qui a une face est dirigé vers Lui et tourné vers Lui: "...et quelque part que vous vous tourniez, là est la Face d'Allah." Nulle divinité donc, excepté Lui ! En effet le mot "divinité" représente ce vers quoi la face se tourne en adoration et en dévotion, et j'entends par là les "faces des cœurs", qui sont les lumières dont il s'agit. Bien mieux, de même qu'il n'y a nulle divinité si ce n'est Lui, il n'y a nul "lui" si ce n'est Lui ! car le mot "lui" représente tout ce que l'on désigne, d'une manière ou d'une autre, et nul autre que Lui n'est désigné. Plus exactement encore, tout ce que tu désignes est en réalité une désignation dont Il est l'objet, même si tu n'en es pas conscient parce que la "vérité des vérités" que nous avons mentionnée t'échappe. Désigner la lumière du soleil, ce n'est pas autre chose que désigner le soleil. La relation entre tout ce qui existe et Lui est analogue, dans le monde sensible, à la relation entre la lumière et le soleil.

Comme nous l'avons déjà signalé en d'autres occasions, ce passage prouve, si besoin est, que la doctrine de l'Unité de l'existence, pourvu qu'elle soit bien comprise, n'entre nullement en conflit avec l'idée de la Transcendance divine ; bien au contraire, comme nous l'avons signalé plus haut, nulle autre interprétation de la formule « il n'est de divinité à part Allah » ne préserve mieux Sa Transcendance contre toute forme d'anthropomorphisme, même la plus subtile. En d'autres termes, l'espèce d' « identification » que cette doctrine implique entre l'être du Créateur et celui de la créature, loin de l'exclure, suppose en même temps la différence la plus abyssale entre leurs natures respectives. L'existence, en effet, a beau être une et indivisible, cela ne suffit pas à abolir le rapport de dépendance ontologique qui existe entre le Principe, qui possède l'existence par Lui-même, et ses dérivés, qui la reçoivent toujours d'un autre. Les créatures ne sont que des « désignations » du Créateur ; elles ne sont pas pour ni par elles-mêmes, mais pour Lui et par Lui. Lui seul est « pour Lui-même », ce qui Le place infiniment au-dessus de tout le reste, tellement au-dessus qu'Il ne peut même plus être dit « au-dessus », car cela suppose encore une comparaison possible, alors que l'Absolu est, par définition, ce qui n'entre en rapport, en comparaison avec rien. C'est pourquoi Ghazâlî écrit, à propos de la formule « Allahou Akbar » (« Allah est plus grand ») :

Ils (les Réalisés) ne comprennent pas la parole "Allah est plus grand" dans le sens qu'Il serait plus grand que les autres, loin de là ! puisqu'il n'y a personne dans l'existence qui soit "avec" Lui et qu'Il pourrait donc dépasser en grandeur. Bien plus, personne ne partage avec Lui le rang de la coexistence, pas même celui de l'existence subséquente.

Il n'y a donc pas, comme on le croit trop souvent, à rappeler cette différence irréductible de nature entre l'Être absolu et les être contingents pour « tempérer » ce que la doctrine de l'Unité de l'Être aurait d' « excessif », car c'est justement cette doctrine qui entraîne une telle différence irréductible comme conséquence spéculative incontournable, une fois qu'on en a saisi la nature, qui est dynamique et non statique. Et ce n'est pas non plus par un « dosage » adéquat d'identité et d'altérité entre Dieu et le Monde qu'on arrivera à saisir la vraie nature de leur rapport, qui est fondamentalement dialectique, comme les Anciens le savaient parfaitement.

3. La dynamique de l’Unité

C'est justement cet aspect essentiellement dynamique de la wahdat al-wujûd qu'ignorent ses adversaires mais aussi la plupart de ses défenseurs, et qui est responsable de tant de confusion à son propos. L'essentiel en effet est de comprendre qu'il ne s'agit pas de poser une équivalence plus ou moins complète, mais statique, de type « a = a » entre l'Univers et son Créateur, entre les choses et leur Principe, mais d'envisager le tout comme les moments d'un processus graduel de révélation, au cours duquel une certaine forme d'altérité est produite, puis réabsorbée par le Principe afin de manifester Son Identité transcendante. Cette réabsorption, ou plutôt cette réintégration de toute différence et de toute altérité dans l'Identité au terme du processus, supprime l' « autre » en tant que tel pour ne laisser subsister que l'Un pur, mais en le supprimant, il le réalise, il rend effective sa raison d'être, qui était la manifestation de l'Identité et rien d'autre. Ce processus n'est pas de nature essentiellement temporelle, bien que l'image de la succession temporelle soit celle qui se présente le plus naturellement à notre esprit pour envisager la relation entre ses différents « moments ». D'ailleurs, il suffit de rappeler à ce propos que dans les deux versets coraniques analysés ci-dessus, relatifs au mouvement de la révélation, le temps n'était invoqué en rapport avec l'apparition des « signes », que tant que le processus n'était pas complètement achevé, ou, ce qui revient au même, tant que celui à qui s'adressent ces « signes » n'a pas encore pris conscience de leur contingence par rapport à « al-Haqq », la Vérité absolue qui se tient au delà de tout langage. Une fois cette prise de conscience achevée, une fois la « rencontre » opérée avec le « Seigneur », qui est le Référent ultime de tout symbole, toute référence au temps disparaît, et les choses apparaissent en simultanéité comme « enveloppées » dans la Réalité unique, ce qui révèle le caractère foncièrement illusoire de toute succession. Ou, comme le dit encore Ghazâlî à propos du verset de la Face, ce n'est pas dans un futur plus ou moins proche, c'est actuellement que toute chose est « évanescente », qu'elle a déjà réalisé effectivement son « extinction », au moins aux yeux de celui qui en toute chose est parvenu à contempler la Face de la Vérité. Ce n'est donc pas essentiellement un processus d'ordre temporel, mais d'ordre intellectuel. C'est l'intellect qui en est la condition véritable, comme le témoin privilégié ; d'ailleurs c'est pour lui seul, en quelque sorte, que tout cela existe. Ce qui est assez logique, car tout signe, pour exister véritablement en tant que signe, a besoin d'un « pouvoir de réception », d'un être qui le reçoit, l'interprète, le comprend en tant que signe, sans quoi il ne peut jouer son rôle signifiant. Or, nous avons vu plus haut que signifier voulait dire « présentifier », rendre présent une réalité invisible qui se cache « derrière » le symbole qui la révèle. Le pouvoir de réception à l'égard duquel opère le signe – en l'occurrence symbolique – doit donc d'abord être capable de recevoir la présence du référent lui-même ; ce qui veut dire qu'il doit posséder en lui-même, à titre premier, l'intuition de cette présence que la « lumière du symbole » ne fait qu'actualiser. Dans le cas de l'intellect, en tout cas, il est clair que les êtres de l'univers, matériel ou immatériel, ne jouent à son égard ce rôle de symboles du divin que parce qu'il possède l'intuition du divin en lui, parce qu'il est lui-même un symbole du divin, le Symbole des symboles, le premier resplendissement tourné vers l'extérieur de la Lumière divine ; c'est pourquoi l'imâm Ghazâlî écrit encore :

La lumière est ce qui est apparent et qui fait apparaître; cependant, pour les aveugles, aucune lumière n'est apparente ni ne fait rien apparaître. L'organisme vivant doué de la vue est donc un élément aussi nécessaire à la perception que la lumière apparente. Il l'emporte même sur elle, puisque cet organisme vivant doué de la vue est ce qui perçoit et que la perception s'opère par lui, alors que la lumière ne perçoit pas et que la perception ne s'opère pas par elle mais, plus exactement, en sa présence. En conséquence le nom de "lumière" mériterait davantage d'être appliqué à ce qui voit qu'à ce qui est vu.

L'intellect pleinement réalisé est celui qui, détaché de toute forme contingente, s'est fixé durablement dans l'intuition de la Présence divine, jusqu'à s'identifier à cette Présence même, dont plus rien ne le distrait, pas même sa propre existence. Il est la Lumière divine universelle, c'est-à-dire Dieu même, en tant qu'Il S'intuitionne Lui-même de façon parfaite et infinie, c'est-à-dire en tant qu'Il est Témoin de sa propre Unité, ce qui revient à réaliser le Tawhîd parfait, pur et universel. Un tel intellect n'a rien à voir avec l'existence contingente d'un être individuel ; il est une réalité universelle, principielle, à laquelle l'homme – et lui seul parmi tous les êtres de l'univers visible – peut s'identifier dans la mesure où il s'est « éteint à lui-même » et aux choses contingentes, par un travail de purification et de transformation qui est l'objet de la discipline initiatique. L'intellect pur, l'intellect « en acte » selon la terminologie consacrée, transcende l'homme lui-même, et constitue d'autre part l'essence de l'homme, l'Homme véritable et transcendant – que seul le Prophète a manifesté intégralement en mode visible. Il n'est d'ailleurs pas une chose à proprement parler, une réalité que l'on pourrait saisir objectivement, mais un acte : l'acte d'auto-dépassement vers le Soi divin de toute réalité objectale, dont la réalisation comme symbole du divin coïncide avec la suppression comme voile de la Réalité divine. C'est dans l'intellect que l'homme, et avec lui l'univers entier, fait retour à Dieu après avoir procédé, et réalise ainsi le but de la procession ; c'est dans l'homme, non pas certes dans tout homme, mais dans l'homme spirituel, en tant qu'intellect en acte, que s'opère la coïncidence entre tous les symboles et leur Référent transcendant universel, entre toute réalité et la Réalité absolue ; c'est en lui que toute chose réintègre l'Unité principielle, par l'acte volontaire d'une pure relativité qui s'abolit elle-même en se rapportant à l'Absolu – rapportant toute chose avec elle par le même mouvement.
Ainsi, en résumé, l’Unité de l’Existence ou de l’Être – selon les différentes acceptions que l’on peut donner au terme arabe al-wujûd – n’est pas quelque chose de statique, figé, et le rapport du Principe à sa manifestation n’est pas non plus celui d’une identité « a = a » ou d’une coïncidence plus ou moins parfaite, mais donnée une fois pour toute ; c’est une relation vivante, dialectique, un procès au cours duquel l’Unité principielle se réalise en mode descendant dans la multiplicité des êtres, qui en retour se réalise en elle en mode ascendant. De telle manière que ce mouvement de déploiement de la révélation à partir de l’Un ineffable et transcendant trouve son accomplissement véritable et (par conséquent) sa possibilité ultime dans le mouvement inverse, symétrique, de repliement et de retour à l’Un. Enfin, il est encore à noter que ce double mouvement cyclique de déploiement-repliement s’effectue autour, à partir de et vers l’Unité, mais sans L’affecter en aucune manière ; c’est pour l’intellect qu’il y a révélation et occultation du Principe ; quant au Principe Lui-même, un hadith célèbre dit qu’ « Allah était (dans la prééternité) tel qu’il n’y ait rien avec Lui, et Il est à présent tel qu’Il était (alors) », autrement dit, le devenir cyclique de la manifestation ne concerne que la manifestation elle-même : il appartient par essence au Principe d’y être totalement soustrait. C’est pourquoi, dans son vaste traité du commentaire des Noms excellents d’Allah, le cheikh ibn Barrajân (illustre soufi andalou) fait dériver le nom même d’Allah d’une racine verbale signifiant « être distrait, détourné » ; et dans son commentaire du nom « l’Un », où il expose la doctrine des cycles, il explique que ce que confère essentiellement le Principe aux choses qui procèdent de Lui – bien qu’en Lui-même Il soit au-delà du mouvement et du repos comme tels – c’est un repos, un pur « rester-en-soi » qui limite la tendance du manifesté à se fragmenter et l’empêche de se perdre dans les brumes de l’indéfini, permettant ainsi à la manifestation d’exister. Du reste l’intellect – dont nous avons vu plus haut le rôle important qu’il joue dans le procès – a pour fonction première et essentielle de lier (selon le sens premier du mot al-‘aql en arabe), d’unifier : en tant que Symbole des symboles, qu’Idée suprême chargée d’unifier tout le manifesté pour le rapporter au Principe non-manifesté, il ne peut jouer ce rôle que par la présence en lui de l’Unité absolue, celle qui n’a même pas eu besoin de s’ « unifier » elle-même car elle était toujours déjà Une et exempte de toute « trace » de multiplicité ; c’est parce qu’il touche de lui-même, par en haut, à cette Unité suprême du Principe qui demeure à jamais en Lui-même, tel qu’en Lui-même, sans avoir besoin d’aucune espèce de « conversion », que l’intellect peut remplir sa fonction, de ramener toute chose et de se ramener lui-même à l’Unité ; et c’est par là aussi que quelque chose peut « procéder » de l’Un, l’intellect, par son enracinement ontologique en ce dernier, assurant la fonction de « retour » sans laquelle il n’y aurait pas de déploiement possible (puisque alors les choses seraient à jamais incapables de réellement « refléter » le divin, c’est-à-dire de conduire à Lui).
On reconnaît dans ce schéma les trois moments principaux de la manifestation de l’Un dans le néo-platonisme hellénique, en particulier chez Proclus, l’auteur de la Théologie platonicienne qui a sans doute influencé indirectement les formulations doctrinales du soufisme : manence, procession, conversion. Une parfaite expression symbolique de ces trois moments se retrouve dans le verset qui figure dans la parole du cheikh ibn Machîch cité par ibn ‘Ajîba dans son commentaire du verset 54 de la sourate Les signes détaillés, que nous avons reproduit partiellement ci-dessus : « C’est Lui le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché ». En effet, il existe traditionnellement trois façons complémentaires d’interpréter ce verset : soit les noms « le Premier » et « le Dernier » apparaissent comme des prédicats du sujet « Lui », qui désigne alors l’Essence immuable du Principe : c’est le point de vue de la manence, pourrait-on dire. Soit on y voit trois noms juxtaposés : « Lui », « le Premier » et « le Dernier » (plus encore deux autres : « l’Apparent » et « le Caché ») : on insiste alors sur le fait que les réalités désignées par ces noms, les trois « moments » principaux de la manifestation, se rapportent, comme aspect indépendants, à une même Essence qui les transcende. Soit enfin, on considère que toute l’expression forme un seul « nom » ; c’est alors la totalité du cycle, la synthèse de ses divers moments, qui constitue la désignation la plus adéquate du Principe – qui en Lui-même demeure au-delà de toute désignation particulière.

4. Essence, Existence, Noms et Attributs

Une bonne partie de la littérature soufie, surtout à partir du 13e-14e siècle, époque de la manifestation du Sceau de la Sainteté muhammadienne, le Cheikh al-Akbar Muhyi-d-dîn ibn ‘Arabî, tourne autour de la problématique de la manifestation – de l’Univers en tant que manifestation de l’Essence divine –, de ses phases principales, etc. Toute une série de concepts ont été forgés à cette époque pour décrire avec le plus de finesse et de précision possible les étapes du processus : on s’est alors mis à parler de tajallî ou « resplendissement théophanique », de manâdhir – pluriel de mandhar, terme que l’on pourrait traduire par « lieu de manifestation », à condition toutefois d’entendre le mot « lieu » dans un sens qui n’a plus rien de spatial, mais qui est purement ontologique, l’espace étant une métaphore de l’être ; et encore de ta’ayyun ou « détermination » fondamentale de l’Essence, etc. On ne saurait comprendre en profondeur la doctrine de la wahdat al-wujûd sans connaître la signification de tous ces concepts et leurs rapports. Toutefois, pour comprendre la question majeure qui motive l’élaboration d’un lexique aussi sophistiqué, il faut revenir à ibn Sina (Avicenne), le plus grand des spéculatifs musulmans, et le premier, dans le monde helléno-islamo-judéo-chrétien à avoir pensé avec toute la clarté possible la distinction entre essence ou quiddité d’une part, être ou existence de l’autre. Car le concept de wujûd, être ou existence effective s’opposant à la mâhiyya, l’essence ou quiddité conçue comme pure virtualité, qui en elle-même ne peut être dite « ni existante, ni non-existante », fait véritablement partie du legs fondamental d’ibn Sina à toute la tradition spéculative islamique après lui – et au delà, même à l’Occident chrétien : que l’on pense à saint Thomas d’Aquin par exemple. Pour ce géant de la pensée (nous parlons toujours d’ibn Sina), les choses sont au fond assez simples : l’être (al-wujûd) est essentiellement un ; mais il se divise en deux grandes catégories : l’Être nécessaire par lui-même, c’est-à-dire Dieu, en qui essence et existence coïncident totalement (autrement dit : Dieu est ici « défini » comme l’être dont l’essence même est d’exister, ce qui rend son inexistence non seulement impossible, mais inconcevable, car contradictoire), et les êtres qui procèdent de Lui et sont dits « nécessaires en vertu d’un Autre, contingents en eux-mêmes ». En ces derniers, l’essence, la quiddité définie comme « ce en vertu de quoi un être est ce qu’il est », ce qui le distingue par conséquent de tous les autres êtres, ne coïncide plus avec l’être (ou l’existence, la distinction ici est de peu d’importance), qui apparaît comme une « qualité » surajoutée à l’essence, sans laquelle toutefois celle-ci ne possède pas de réalité effective – il faut bien comprendre qu’elle n’est pas pour autant dans une sorte d’état « intermédiaire » entre l’être et le non-être : plus exactement, elle ne possède avec ces deux déterminations aucune espèce de relation. Le monde de la quiddité pure est celui où les notions d’être ou de non-être perdent toute pertinence – sauf dans le cas de Dieu, en Qui existence et quiddité coïncident. Pour l’essentiel, tel est le fondement de l’ontologie islamique, repris en chœur par à peu près toutes les écoles de pensée : sunnites, chiites, soufis, etc. Le problème est alors de déterminer l’origine de la pure quiddité. Quel est, positivement, le statut ontologique d’une essence qui n’est ni existante, ni non-existante, et n’a même, avec le plan de l’être et du non-être, de relation d’aucune sorte ? C’est sur cette délicate question que, pendant des siècles, les écoles vont diverger, et parfois s’affronter. On ne saurait passer ici en revue les discussions interminables auxquelles cette question a donné lieu. Toutefois, pour les soufis de la tradition d’ibn ‘Arabî, à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement dans le cadre de cet article, il est clair que la pure quiddité, comme l’existence pure, ne saurait trouver sa source, son fondement ailleurs qu’en Dieu même. La perspective d’ibn Sina, qui au fond ne s’intéressait réellement qu’à l’être, afin d’établir l’existence d’un Être suprême nécessaire par Lui-même, laissant quelque peu en suspens la question de la quiddité comme telle, est ici dépassée : existence pure et quiddité pure apparaissent comme deux déterminations d’un même principe, en qui elles coïncident originellement, mais dont elles ne sortent jamais par la suite. L’expression wahdat al-wujûd, unité de l’Être ou de l’Existence, prend alors une connotation légèrement trompeuse pour le lecteur non averti ; car ce qui est visé en réalité n’est plus simplement l’unité de l’Être, considéré en lui-même et débarrassé des déterminations eidétiques qui différencient un être d’un autre, et que personne n’a jamais vraiment mise en doute. C’est plutôt l’idée que ces déterminations, considérées en elles-mêmes avant leur venue à l’existence effective (« avant » ne devant à nouveau pas être pris dans un sens temporel, mais purement ontologique), participent déjà de l’Être-principe qui les fera apparaître et apparaîtra en elles. Autrement dit, les déterminations successives au moyen desquelles l’Unité apparaît et Se réalise – moyennant d’ailleurs leur disparition – trouvent réellement leur principe dans l’Unité même ; toute multiplicité, considérée en elle-même, est illusoire, et le peu de réalité que l’on trouve quand on se penche au fond de l’illusion même, revient à l’Unité. Voilà pourquoi les penseurs de cette « école » – si l’on peut parler d’école – se désignent souvent comme « al-muwahhidûn », « ceux qui professent véritablement l’Unité ». La question se modifie alors sensiblement, tout en restant la même. Il s’agit de déterminer l’origine de la détermination même au sein de l’Unité indéterminée qui lui sert de principe. Mais nous avons déjà vu que ces déterminations par lesquelles Allah apparaît, Se présentifie comme Monde à l’intellect qui le reçoit, trouvaient leur ultime possibilité dans le mouvement de « conversion » opéré par l’intellect, qui les restitue à l’Unité en les abolissant comme déterminations. C’est donc l’origine de tout le processus, de tout le cycle manence-procession-conversion qu’il faut rechercher dans l’Unité-principe de l’Essence divine. Il peut sembler prétentieux, à la limite du sacrilège, de prétendre répondre à cette question aux limites de l’entendement humain et qui, d’un point de vue religieux, ressortit au mystère de la Volonté divine ; comme on dit « les voies du Seigneur sont impénétrables ». Mais d’un point de vue métaphysique, c’est au contraire une preuve de soumission et d’humilité que de poursuivre le plus loin possible la recherche de la connaissance, afin d’augmenter notre émerveillement devant la grandeur de Dieu et la profondeur de son Mystère, et de Le louer en conséquence. C’est pourquoi nous ne craignons pas d’aborder des questions en apparence insolubles pour un esprit humain ; et de toute façon, nous ne faisons en cela que suivre les traces des grands Maîtres qui se sont exprimés avant nous à ce sujet. Dans tout cela, nous ne faisons qu’accomplir un acte d’adoration intellectuelle, en demandant humblement l’agrément de Dieu et le pardon pour nos erreurs éventuelles.
Cela dit, même si dans son fond, qui relève de la pure intuition intellectuelle, la réponse à la question posée échappe toujours en partie aux mots, elle est loin d’être totalement inatteignable. Ce que l’on peut en dire sans risque d’erreur, est que ce dynamisme de la manifestation, qui résout l’unité de l’être en une diversité de « moments » – diversité purement qualitative car nous sommes ici dans un domaine qui transcende celui de la quantité – trouve son ancrage le plus profond dans un dynamisme intérieur de l’Unité qui lui préexiste, autrement dit dans la « Vie de l’Essence ». Car s’il y a un mouvement de la manifestation, et une vie du Tout qui procède et fait retour à Dieu alternativement, c’est que l’Unité dont ce Tout procède, et dans laquelle, en réalité, il demeure constamment, n’est déjà pas en Elle-même quelque chose de statique et de figé, à l’image de l’unité d’une pierre, mais qu’Elle possède une sorte de vie intérieure, de mouvement propre, dans lequel s’enracine la possibilité du mouvement total. C’est ce dynamisme propre de l’Unité qu’il convient donc, en dernière instance, d’élucider. C’est finalement à cela que revient une certaine part de l’enseignement des maîtres de la wahdat al-wujûd, celle qui a trait à la doctrine des Noms et Attributs divins notamment. Et c’est peut-être là que l’on atteint le cœur même de la doctrine.
Dans cette perspective, avant même de procéder vers « l’extérieur », dans l’horizon d’un monde, l’Essence procède déjà d’une certaine façon en Elle-même, et inversement, Se convertit déjà en Elle-même, dans Son Unité. Cela peut paraître contradictoire avec ce que nous avons dit plus haut, que l’Unité véritable est ce qui n’a jamais besoin de ce convertir (de faire retour à Soi), parce qu’il n’a jamais procédé (n’est jamais sorti de Soi). C’est que nous entendions par là la procession au sens plein et entier du terme, qui implique effectivement un mouvement vers l’extérieur, le passage à une altérité, à une dualité réelles. Ici, on pourrait à nouveau être tenté de nous objecter que, depuis le début, nous ne cessons de proclamer le caractère illusoire de toute dualité ; cependant, le lecteur qui a bien compris les développements qui précèdent n’en fera rien, car il aura en mémoire ce que nous avons dit sur le caractère dynamique, et non statique, de l’Identité dans laquelle s’effectue cette procession : de ce fait, le caractère illusoire de la dualité n’équivaut pas, rappelons-le une fois encore, à sa négation pure et simple : la dualité – et avec elle toute multiplicité – existe bel et bien, mais comme moment « évanescent » d’un processus cyclique qui aboutit à son auto-suppression, qui est aussi sa réalisation, par réintégration dans l’Unité. Mais si l’on considère maintenant l’Unité en Elle-même, antérieurement à ou plutôt indépendamment de toute manifestation effective, et le type de vie ou de mouvement propre qui l’anime, nous nous trouvons en face d’une « procession » d’un tout autre type, extrêmement difficile voire impossible à concevoir pour l’intellect, une sorte de procession-limite qui s’effectue totalement dans l’Unité, sans aucune « sortie » ni aucun dédoublement même illusoire, qui coïncide avec l’Essence même de l’Unité-principe. Cette procession intérieure à l’Essence a elle-même plusieurs degrés, plusieurs niveaux, selon qu’elle « tend » plus ou moins à se rapprocher d’une procession « réelle ». Dans le cas le plus général, il s’agit de la procession des Noms et Attributs divins qui constituent autant d’« aspects » participables, de modalités exprimables de la Réalité principielle, virtuellement distincts et qui le deviennent effectivement dès que le Principe Se manifeste, mais qui en eux-mêmes ne se différencient jamais réellement de l’Essence qu’ils modalisent. Ce sont en quelque sorte des déterminations encore non actualisées, donc chacune exprime et récapitule selon un mode précis l’intégralité de l’Essence, et ne fait qu’un avec Elle ; et cependant, ils manifestent déjà une différence, un écart possible au sein de l’Essence même, écart « immanent à sa propre négation ». Pour mieux comprendre cette possibilité, nous renvoyons à une étude plus complète que nous consacrerons, s’il plaît à Dieu, à la doctrine des Noms divins. L’important pour ce qui nous occupe est que les Noms divins expriment, chacun selon son mode propre, l’auto-révélation de l’Unité, c’est-à-dire rien de plus que l’Unité, mais en tant qu’Unité « vivante », qui Se rapporte à Elle-même, Se « connaît » de l’« intérieur », sans aucun écart ontologique ni dédoublement d’avec Elle-même ; en tant enfin que, n’étant en aucune façon séparée ou « détournée », Elle est infiniment « présente » à Elle-même : c’est encore ce que l’on a appelé l’auto-intellection primordiale de l’Unité, par l’Unité, dans l’Unité, dont la signification essentiellement négative serait qu’il n’y a, dans le Principe considéré en Lui-même antérieurement à toute manifestation, aucune trace d’absence, d’obscurité ou d’inconscience, car Il est totalement Un avec Lui-même.
En résumé, ce que le concept de « Vie essentielle ou absolue » nous aide à comprendre, c’est que l’Unité, en tant que pure Unité, n’est pas « inerte » : Elle porte déjà en Elle-même une tension, une activité larvée ; Elle est cette activité même. Ce point est très important, et mérite d’être souligné avec force, car il trouve une expression saisissante dans les termes mêmes de la Révélation, c’est-à-dire dans les sources traditionnelles que sont les ahâdith qudsiyya, à savoir certains propos du Prophète, transmis par ses Compagnons, et qui contiennent des paroles attribuées directement à Allah ; lesquelles, sans faire partie du Coran, jouissent d’un statut presque comparable à des versets coraniques ; ce qui est, remarquons-le au passage, une manière subtile de nous faire comprendre que, quel que soit le statut suréminent du texte coranique au sein de la Révélation totale, celle-ci ne se borne pas au Coran, ni à aucun autre livre ou corpus de textes, car elle est proprement infinie, comme l’Essence même dont elle procède. Cela étant dit, nous avions particulièrement en vue un hadith qudsiy cité, d’après l’imâm ‘Alî, par Ghazâlî dans son Ihyâ’ :

Chaque jour, Allah magnifie sa Personne et dit : C'est Moi Allah, le Seigneur des univers. C'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi, le Vivant, le Subsistant par Soi-même. C'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi, le Très-haut, le Très-grand. C'est moi, Allah, point de divinité à part Moi ; Je n'ai pas engendré et n'ai pas non plus été engendré ; c'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi, l'Enclin à la Grâce et au Pardon. C'est Moi, Allah, point de divinité à part Moi ; Je suis le Principe de toute chose, et à Moi reviennent les dénominations « le Puissant », « le Sage », « le Tout-miséricordieux », « le Très-miséricordieux », « Souverain au Jour du Jugement », « Créateur du bien et du mal », (…) Que celui qui L'invoque par ces Noms dise : « C'est Toi, Allah, nulle divinité à part Toi, etc. ». Celui qui L'invoque ainsi, est inscrit parmi les Prosternés, ceux qui s'en remettent humblement à Lui (al mukhbitûn), qui se tiendront en compagnie de Muhammad, Abraham, Moïse, Jésus et des prophètes – que la Paix soit sur eux – dans la demeure de Majesté. À lui la récompense des serviteurs dans les cieux et sur les multiples terres, et qu'Allah prie sur Muhammad et sur tout serviteur Élu.

L’importance de ce hadith, comme de nombreux du genre, réside dans le fait que l’acte d’adoration qu’ils préconisent, de la part du serviteur, prend directement exemple sur une activité divine, qui est un pur acte d’auto-glorification, c’est-à-dire en somme d’auto-révélation et d’auto-augmentation de l’Essence, qui ne concerne que l’Essence même, sans lien direct ou apparent avec ce qui est en-dessous d’Elle. Or on remarquera que la récompense associée à ce type d’activité rituelle, qualifiée traditionnellement de dhikr (« rappel » ou « mention rituelle ») et qui tient, dans l’ésotérisme soufi, une place considérable, est la plus haute possible, puisqu’elle permet à la limite l’obtention d’un rang comparable à celui des Envoyés divins. En fait, le résultat propre de cette activité, lorsqu’elle est convenablement exécutée, est vraiment l’« extinction » de la personne individuelle dans l’universalité du Soi divin. Ce qui est symbolisé par la prosternation. C’est dire que l’activité intra-divine sur laquelle elle prend modèle est aussi la plus intérieure et la plus transcendante possible : elle est la pure Présence-à-Soi de l’Essence. Le lexique arabe possède encore un terme intéressant pour qualifier tout aussi bien les Noms et Attributs divins que les Formes éternelles résidant dans la Science divine : le terme de chu’ûn dhâtiyya, que l’on peut traduire par « œuvres essentielles ». Ausens d’œuvres « internes » à l’Essence divine, par opposition aux Actes proprement dits (telle la création du monde) qui sont des œuvres « externes ». L’intéressant là-dedans étant que le mot cha’n, singulier de chu’ûn, qui n’a pas d’équivalent exact en langue française, signifie aussi bien « œuvre » que « caractère » ; ce sont donc des « caractères » propres de l’Essence divine, qui sont aussi bien Ses « œuvres » ; le fruit d’une « activité » intérieure qui est à elle-même son propre « résultat » : Sujet agissant, activité et résultat ne faisant en fait qu’un, malgré la différence conceptuelle qui existe entre les trois. Pour une comparaison avec une tradition autre que l’islam, on notera que dans le christianisme orthodoxe, saint Grégoire Palamas parle des « énergies incréées », qui sont les attributs participables de la divinité, à la fois distincts et non-distincts de l’Essence, en un sens très proche des « œuvres essentielles » dont il est question ici. On pense également à la doctrine proclienne des Hénades dans le néo-platonisme hellénique. Dans tous les cas, il s’agit d’une « procession intérieure », qui précède éternellement et fonde la procession stricto sensu, et dont les « moments » ne sont rien d’autre que l’Unité même, mais modalisée ou plutôt « pré-modalisée » de façon à devenir « participable » par la totalité des êtres, qui à travers ces (pré)-modalisations peut faire retour à l’Un pur.
C’est ce que résume parfaitement le passage suivant du commentaire des Noms excellents d’ibn Barrajân :

Il connaît donc toutes choses, avec leurs différenciations qualitatives, au moyen d'un Attribut d'entre ses Attributs, et de même Il connaît par la totalité de ses Attributs ce qu'Il connaît par cet Attribut (particulier) ; il n'y a parmi ses Attributs ni hiérarchie ni succession, exalté soit-Il au dessus de cela. Allah est le Très-haut, le Très-grand, et avec cela, Il connaît par son Regard, Il voit par sa Science, Il veut ce qu'Il sait et peut ce qu'Il veut, et les principes et les fins sont auprès de Lui comme une chose unique. Et ses Attributs dans leur ensemble sont des Unités complètes (ou universelles), non limitées avec les choses limitées, ni temporalisées avec les choses temporelles ; car la hiérarchie, la succession, fait partie des attributs de la création, et les médiations (al-adwât) concernent le créé ; mais rien n'est semblable à Lui, en tous ses Attributs, et aucune essence n'est comme son Essence, de quelque façon qu'on l'entende, en raison de sa magnificence et de son élévation, dans la Réalité de son Unité.

Une procession « sans hiérarchie ni succession », même d’ordre purement ontologique, totalement immanente à une Réalité une auprès de laquelle « les principes et les fins sont comme une chose unique », c’est bien ce dont nous parlons ici. Dans un autre passage du même ouvrage, ibn Barrajân nous enseigne encore que « la racine de tous les Noms est la Vie » ; il faut entendre par là la Vie absolue de l’Unité, qui est l’un des sept Attributs cardinaux dont, avec l’Essence même – mais non pas séparément d’Elle, bien sûr – procèdent tous les autres, de sorte que ceux-ci forment comme une procession dans la procession, d’un niveau encore plus intérieur si possible que celui des Noms en général. La même chose pouvant encore se dire de la Vie en tant que « racine des Noms », car celle-ci procède directement de l’Unité, comme l’expression la plus directe de son caractère auto-manifeste, ou encore, de cette activité immanente d’ « être présent à soi » qui ne fait qu’un avec l’Unité même.

5. L’Ipséité

À un niveau encore supérieur – ou plus intérieur – cependant, le cheikh ibn Barrajân, rejoignant Ghazâlî plus haut cité, nous dit que tous les Noms, quels qu’ils soient, renvoient finalement au nom « Lui », désignation ultime et suprême dans la mesure où son référent est totalement « indéterminé », reflétant symboliquement l’indétermination de l’Essence, qui est la Réalité vraie de tout être et n’est aucun en particulier. Rappelons partiellement le passage déjà cité de Ghazâlî :

Le Tout est Sa Lumière, ou plutôt Il est le Tout. Bien mieux, personne d'autre que Lui n'a d'ipséité, si ce n'est par abus de langage. Nulle lumière donc, excepté Sa Lumière ! Toutes les autres lumières sont telles par la face qui est vers Lui et non par elles-mêmes. (…) Bien mieux, de même qu'il n'y a nulle divinité si ce n'est Lui, il n'y a nul "lui" si ce n'est Lui ! car le mot "lui" représente tout ce que l'on désigne, d'une manière ou d'une autre, et nul autre que Lui n'est désigné. Plus exactement encore, tout ce que tu désignes est en réalité une désignation dont Il est l'objet (…). Désigner la lumière du soleil, ce n'est pas autre chose que désigner le soleil. La relation entre tout ce qui existe et Lui est analogue, dans le monde sensible, à la relation entre la lumière et le soleil.

À quoi fait écho, chez ibn Barrajân, le texte suivant :

Les Noms explicites sont l'explication du Nom Allah (ou du Nom Huwa Allah, « Lui-Allah » ou « c'est Lui Allah »). Et le nom qui est Allah est révélé par le nom « Lui » ; et le nom « Lui » est le secret contenu dans le [premier] lām [de « Allah »], et le fondement du hā' [final de ce même Nom] ; il se réfère à la totalité de ce qui est susceptible d'être mentionné ; il dirige avec exactitude les intelligences vers Lui, L'expose clairement à elles, les rendent présentes à Lui en les détournant de toute autre réalité, extérieure ou intérieure. Aussi, le hā' final désigne-t-il, ou plutôt manifeste-t-il clairement le Nom voilé, auquel toute expression renvoie exclusivement, sans que jamais l'intelligence ne l'atteigne, ni que la faculté estimative ne se le représente ; et Allah est savant et sage. (p. 12 8v).

On peut considérer que ces deux textes constituent les plus anciennes formulations un tant soit peu explicites de ce qui deviendra la doctrine de l’Ipséité, et revêtira un rôle considérable dans le soufisme par la suite, en particulier dans l’ « école » de la wahdat al-wujûd (autrement dit, ibn ‘Arabî et ses successeurs). Selon cette doctrine, le nom « Lui » constitue l’ultime médiation entre le manifesté et le non-manifesté, entre le Mystère de l’absoluïté de l’Essence et la relativité de la procession ; ou plutôt, il n’est même pas une médiation, mais la condition inconditionnée, la pure possibilité im-médiate de toute médiation. Il se rapporte à l’Ipséité, c’est-à-dire au Soi divin, sujet pur, non-qualifié, de toutes les qualités et de tous les noms. Référent ultime de tous les symboles, qui n’a derrière lui que l’Essence radicalement ineffable, Il contient « en puissance » tout symbole, et n’en est déjà plus un lui-même, vu qu’il n’est absolument pas « pour un autre » : au contraire, Il pointe vers Lui-même, Il Se révèle Lui-même, à Lui-même, sans que rien d’autre que Lui ne puisse Le révéler ; et pourtant, tout ce qui se révèle dans l’univers ou au-delà, se révèle et révèle l’Un grâce à Lui. Il est donc en Lui-même une « procession », sans en être une ; il est la puissance de toute procession, le point-limite auquel on arrive en contractant infiniment sur lui-même tout cycle de procession-conversion. C’est ce que, un siècle ou deux après Ghazâlî et ibn Barrajân, explicitera al-Jîlî dans son traité de l’Homme universel (Kitâb al-insân al-kâmil) :

L’Ipséité d’al-Haqq (la Vérité) : c’est Son Mystère, dont le dévoilement est impossible, mais considéré relativement à la somme intégrale des Noms et des Attributs ; c’est comme si elle pointait symboliquement vers l’intérieur de l’Unité (al-Wâhidiyya). Je dis « c’est comme si » en raison de son absence de relation particulière avec un nom, un attribut, un qualificatif, un degré (existentiel ou ontologique) ou (même) avec l’Essence considérée absolument, indépendamment de tout nom ou attribut. Mais l’Ipséité désigne tout cela globalement, par voie de synthèse et d’isolement. Son caractère distinctif (ou son « œuvre », cha’n cf. supra) est de faire venir à la conscience ce qui est intérieur et caché ; elle dérive (c’est-à-dire le terme arabe qui la désigne, al-huwiyya) du mot « lui » (huwa), dont la fonction est de désigner l’absent (du processus discursif). Dans le cas d’Allah, il désigne le Fond de son Essence, considéré relativement à Ses Noms et Attributs, et compte tenu du caractère caché de tout cela. C’est pourquoi j’ai dit (poésie) :

L’Ipséité est le Mystère de l’Essence de l’Un ; Sa révélation est impossible dans le domaine sensible
Elle est comme un qualificatif qui se rapporterait à l’activité (ou au caractère) intérieur de tout être ; de sorte que nul ne peut la nier.

Et un peu plus loin dans le même chapitre :

Il ressort de ce que nous avons dit que l’Ipséité est l’Être pur (ou Existence pure), apodictique (çarîh), porteur de toute perfection ontologique accessible à l’expérience ; mais la raison pour laquelle l’occultation le frappe, c’est que tout ceci ne peut être atteint intégralement, de sorte qu’on ne peut véritablement l’atteindre ni le percevoir ; c’est pourquoi on a dit : l’Ipséité est cachée en raison de l’absence d’aperception se rapportant à elle, et comprends. Car pour ce qui est de la Vérité (Allah, al-Haqq), Son occultation n’est pas autre chose que Sa révélation, et Sa révélation n’est pas autre que Son occultation, à la différence de l’homme. Et toute créature, de même, possède une part manifeste (accessible à un mode de « contemplation ») et une part occulte ; mais elle est manifeste par certain côté, et sous certain rapport, et occulte sous un autre. Mais quant à la Vérité, Son occultation est l’essence de Sa révélation, et vice-versa ; de sorte qu’il n’y a auprès de Lui ni révélation ni mystère qui Lui soient intrinsèques, mais il y a pour Lui, de par Lui-même, un Mystère qui Lui convient et une Révélation (ou plutôt une Contemplation) qui Lui convient, de la façon qu’Il connaît pour Lui-même. Mais de cela, il n’est pour nous aucune intellection, car nul ne connaît Son Mystère ni Sa Révélation tels qu’ils sont en eux-mêmes, excepté Lui – Glorifié et exalté soit-Il.

Ce passage montre bien le rapport entre la doctrine de l’Ipséité et la wahdat al-wujûd, conçue comme dépassement réalisant de toute dualité ou antinomie. C’est « dans » l’Ipséité que la dualité entre l’occultation et la révélation est définitivement abolie, dépassée, en même temps qu’elle y trouve son fondement ontologique. Car la révélation du Soi divin est véritablement son occultation : c’est en Lui que ces deux « moments » coïncident intégralement, rendant concevable un mode d’être ou de révélation dans lequel ils ne coïncident plus, ou plus totalement, mais alternent dialectiquement, luttent entre eux, s’engendrent l’un l’autre, etc.
Avant de conclure, il n’est pas sans intérêt de remarquer que le concept d’identité se rend en arabe par le terme « huwa huw », qui est en fait une phrase nominale substantivée, signifiant littéralement « Il est Lui ». L’absence de la copule « est », du fait que les langues sémitiques n’ont pas d’équivalent exact du verbe « être » dans les langues indo-européennes, rend toutefois plus sensible… l’identité, précisément, du sujet et du prédicat, et le phénomène de redoublement-dédoublement par lequel ce sujet « apparaît » en se posant comme prédicat. À la limite, on pourrait presque y voir une formule incantatoire : « Lui, Lui », la parole se faisant écho à elle-même et, dans ce minimum de différence que constitue l’altérité de position, manifestant la permanente unité de son Principe. De fait, la répétition obstinée du nom-pronom « Lui », est un élément bien connu des pratiques soufies de dhikr (mémoration rituelle). La forme même de ce mot, constitué par la plus intérieure des lettres, le hâ’ qui n’est qu’une simple inspiration thoracique, vocalisé par la plus « extérieure » des voyelles, la labiale wâw, fait qu’il se confond à la limite avec le souffle vital parcourant tout l’être du mémorant. L’énonciation du concept de l’Identité devient alors prise de conscience, réalisation expérimentale, dans l’unité de ce souffle universel qui parcourt l’être individuel comme il parcourt toute chose, de l’Identité suprême. Il y a véritablement conversion, non seulement de l’être individuel au Soi universel, mais de l’intelligence conceptuelle à l’esprit supra-intellectuel, du conçu au vécu. Tel est peut-être le point culminant, le pinacle de cette doctrine de l’Unité de l’Être : le dépassement de la pensée schématique, conceptuelle qui est aussi, ne l’oublions pas, Intellect producteur de toute chose, vers l’Unité sentie et vécue du dedans, antérieure aux choses comme à l’Intellect. Dépassement qui reste, cependant, l’œuvre et la plus haute œuvre de cet Intellect fait homme.
Dans cette ordre d’idées, nous pouvons finalement rappeler la profonde parole du cheikh ibn Machîch, dans le commentaire d’ibn ‘Ajîba cité plus haut, dont le sens paraîtra clair à présent : « abolis le tout au moyen de Son attribut : Lui, le Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché, (tu verras alors qu'Il est) l'Identité exprimée par la formule « Il est Lui » : Allah était (dans la pré-éternité) tel qu'il n'y ait rien avec Lui, et Il est maintenant tel qu'Il était alors ».

6. Aspects éthiques de la question : Unité et Volonté

Nous en avons maintenant terminé avec l’aspect « métaphysique pur » de la wahdat al-wujûd. Il resterait sans doute beaucoup de choses à dire si l’on voulait être complet, mais il est clair que le sujet est de ceux qu’aucune parole humaine n’épuise, et nous pensons en avoir assez dit pour le lecteur qui souhaite avoir un premier aperçu sur la question.
Nous ne saurions cependant manquer de signaler qu’il existe (au moins) une manière complètement différente d’aborder la wahdat al-wujûd, plus « concrète » si l’on veut, en rapport avec le domaine de l’éthique. Celui-ci, dans son acception la plus haute, est intimement lié – selon la perspective traditionnelle – à la métaphysique, du fait qu’il concerne l’action humaine, ses limites, ses possibilités, ses fins, etc. Or l’homme n’est pas un être comme les autres parmi la création ; selon la perspective islamique du moins, il y jouit d’une place particulière, dans la mesure où c’est « pour lui » qu’ont été créés le Ciel et la Terre ; dans la mesure surtout où il a été créé, selon un hadith « à l’image de Dieu », et où a été insufflé en lui une part de l’Esprit divin transcendant, ce qui fait de lui le « vicaire » (khalîfa) de Dieu sur la terre. Justement pour cela, la fin la plus haute qui puisse se présenter à son action est d’atteindre la Réalisation spirituelle, et de remplir véritablement par là cette fonction de « vicaire de Dieu » qui lui est potentiellement impartie. C’est dire que l’éthique, dans son acception la plus noble et la plus haute, n’est pas simplement la « morale » ou la science du bien agir, mais c’est au fond la métaphysique transposée au niveau de l’homme et de la problématique de l’existence humaine.
Or, c’est précisément à propos de certains problèmes fondamentaux de l’éthique qu’une doctrine comme la wahdat al-wujûd s’est imposée dans l’islam, de même que dans d’autres aires traditionnelles. Pour une comparaison que nous n’avons pas vraiment le loisir de développer ici, il pourra être intéressant de se reporter aux Recherches sur la volonté humaine de Schelling, qui aboutit à des considérations métaphysiques proches de la wahdat al-wujûd, à propos du problème (éthique) fondamental de la liberté humaine. Bien sûr, il est à peine besoin de préciser que Schelling n’a pas abouti seul à ces conclusions, mais qu’il n’a fait que suivre, en somme, une tradition intellectuelle (voire gnostique) occidentale remontant à Jacob Boehme, « mystique » allemand assez proche en esprit d’un Maître Eckhardt, et finalement du néo-platonisme et du soufisme. On sait d’ailleurs que René Guénon le comptait au nombre des initiés.
Cela étant dit, bien avant Schelling ou tout autre philosophe occidental moderne, les auteurs musulmans se sont naturellement penchés sur le problème de l’action humaine et de son apparente liberté, et de la volonté humaine qui est le « lieu » de cette liberté – je suis libre de vouloir ce que je veux, même si je ne peux pas le réaliser intégralement – ainsi que de la contradiction apparente – et quelquefois scandaleuse – que cela implique avec l’infinité de la Puissance divine. Ce problème classique se trouve posé par le contenu même de la Révélation, qui pose un dilemme apparemment insoluble : l’homme est déclaré responsable de ses actes – d’où le Jugement dernier et la rétribution de l’Au-delà ; ce qui suppose une liberté d’action en elle-même absolue, abstraction faite des limitations naturelles dues aux conditions matérielles de son action. C’est-à-dire au moins une liberté absolue d’ « intention », puisque, selon un hadith célèbre qui est au fondement de toute l’éthique islamique, « les actes ne valent que par l’intention ». Mais il est tenu de croire par ailleurs qu’Allah est le Créateur de tout ce qui existe, y compris donc de ses intentions et volontés. Et qu’Il possède par ailleurs une puissance d’agir infinie, lui permettant, s’Il le voulait, d’empêcher toute action mauvaise de se produire – ce qu’Il ne fait pas, comme on peut l’observer tous les jours, alors que par ailleurs Il est censé interdire et avoir en horreur toute action mauvaise, contraire à la Loi, etc. Comment concilier ces positions parfaitement antinomiques, du moins en apparence ? Comment admettre que Dieu, être réputé infiniment bon, infiniment juste, etc. créé l’intention mauvaise, et ensuite lui permette de se réaliser ? Comment d’autre part admettre qu’ayant créé l’homme, ses intentions et les actes qui en découle, Il lui en demande compte par la suite ? Il s’agit là de deux questions distinctes, mais intimement liées, tout aussi difficiles à résoudre pour l’esprit humain, et sur lesquelles les auteurs musulmans – de même que les autres – ont abondamment débattu, sans jamais parvenir à un accord unanime. D’un point de vue exotérique, les réponses à ces deux questions tournent généralement autour de la notion d’épreuve, et de la distinction classique entre Volonté et Ordre divins. Dieu peut ordonner – ou interdire – une chose, et néanmoins vouloir son contraire, afin d’éprouver l’homme, c’est ce qui constitue la trame de fond des réponses classiques à la première question. Cela suppose qu’un bien plus grand résulte de l’épreuve elle-même, ce qui peut sembler difficile à établir de façon convaincante, mais là, on peut toujours invoquer les limitations de notre entendement et le fait qu’en fin de compte Dieu seul sait véritablement où se trouvent le mal et le bien. Mais cela nous renvoie alors de façon d’autant plus radicale à la deuxième question : pour éprouver l’homme, Dieu doit lui laisser une certaine liberté d’action, en tout cas d’intention. Comment une telle liberté est-elle seulement concevable, si Dieu est bien le Créateur de toute chose, c’est-à-dire au fond le seul agent véritablement libre ? La contradiction est flagrante. C’est là que l’on observe le plus de désaccord au niveau des réponses exotérico-spéculatives habituelles, et qu’elles s’avèrent d’ailleurs le moins satisfaisantes globalement. Pour s’en tenir à l’islam sunnite, après avoir éradiqué la position « qadîrite » qui consistait à attribuer à l’homme une liberté réelle sans reculer devant la limitation fatale du pouvoir divin que cela impliquait, la théologie ach’arite dominante a « résolu » la question en ayant recours à la notion d’ « acquisition » (kasb) : Dieu seul est véritablement l’auteur, au sens de créateur, de l’acte humain, l’homme n’en étant que l’ « acquisiteur », ce qui est supposé suffire pour justifier l’attribution réelle de ses actes et la responsabilité qui en découle. Solution purement formelle, sinon verbale, qui ne résout pas grand’chose quant au fond, puisqu’on peut demander encore qui fait que l’homme acquiert tel acte plutôt que tel autre, et reposer ainsi le problème à l’infini. L’échec relatif de la tentative ach’arite a au moins pour effet de mettre en lumière l’insuffisance d’un raisonnement purement théologico-spéculatif quand on est confronté à une question qui concerne la singularité de la destinée humaine dans son aspect le plus abyssalement tragique, et la nécessité dès lors de recourir à un point de vue supérieur, véritablement métaphysique. C’est alors que, pour les esprits capables de ce « saut dans la métaphysique », la doctrine de l’Unité transcendante de l’Être s’impose comme nécessité et presque comme une évidence. Puisqu’il ne peut y avoir qu’un seul agent véritablement libre et que cet agent est Dieu, puisque par ailleurs l’homme, pour que son épreuve ait un sens, doit avoir reçu de Lui une liberté théoriquement infinie, il faut obligatoirement en conclure que c’est l’identité entre l’homme et Dieu qui est au centre de tout. Mais là encore, cette identité perdrait toute signification s’il s’agissait d’une simple équivalence statique ; Dieu, en effet, n’a pas pu vouloir S’éprouver Lui-même (en l’homme) sans devenir en quelque sorte autre que Lui-même ; s’il faut qu’il y ait identité, il faut aussi qu’il y ait altérité. Et cela, non pas dans une proportion fixe et définie une fois pour toutes – ce qui nous ramènerait en somme à la pseudo-solution ach’arite – mais dans toutes les proportions possibles, de la pure et simple identité à la plus complète altérité. Il faut, en substance, un rapport dynamique, un mouvement dans lequel l’identité et l’altérité, à tour de rôles, se réalisent l’une dans l’autre. On est ainsi ramené purement et simplement – abstraction faite de la dimension dramatique de tout ce qui touche à l’homme et à la destinée humaine en tant que telle – au problème métaphysique de l’Un et du multiple, au centre des développement précédents. La Volonté de Dieu est Une, comme Son Essence en qui elle réside – Essence et Volonté d’ailleurs ne faisant qu’un puisque Dieu est Un – mais il était de l’essence même de cette Volonté de produire un être « à son image », c’est-à-dire doué de volonté propre, c’est-à-dire de se multiplier elle-même, de se réfracter en une multiplicité de volontés apparemment libres, en fait réellement autonomes mais néanmoins liées par la racine – ou par le sommet, selon le point de vue que l’on adopte – comme les rayons du soleil, qui possèdent les uns par rapport aux autres leur être propre, restent tous liés à la source dont ils procèdent. Voilà la solution – en vérité très simple, dès que l’on admet la possibilité pour l’un d’être en même temps multiple – de la contradiction apparente : la Volonté divine ne s’oppose pas aux diverses volontés humaines (ou démoniques, si l’on tient compte de cet aspect de la création) comme une volonté particulière à d’autres volontés particulières ; elle est la Volonté générale, qui embrasse toute volonté, qui veut tout le « drame cosmique » et ses déchirements apparents – et réels – pour se réaliser elle-même comme Volonté générale, pour s’apparaître à Elle-même comme ce qui transcende cette multiplicité, ce qui est au delà de tout projet, de tout dessein particulier. Par là est également résolue l’épineuse question de savoir d’où vient le Mal dans l’univers, quelle est l’origine véritable, ultime de la désobéissance, du péché, de la souffrance, etc. Question à laquelle la notion d’épreuve répondait de façon imparfaite ; car nous sommes maintenant en mesure de savoir Qui éprouve Qui, et pourquoi, et comment…

7. De l’Amour et du dépassement de l’ego

En vérité, d’un point de vue islamique, la réponse à cette question de l’origine du mal et de la souffrance est donnée en divers endroits de la Révélation, d’une manière très précise et qui, si l’on prend la peine de l’analyser, présente un lien avec la doctrine qui nous occupe. On peut citer par exemple le verset 79 de la sourate 4 :

Tout bien qui t’atteint vient d’Allâh, et tout mal qui t’atteint vient de toi-même (ou « de ton âme »). Et nous t’avons envoyé aux gens comme Messager. Et Allâh suffit comme témoin.

Et, en écho à cela, le verset 17 de la sourate 7 :

Si vous faites le bien, vous le faites à vous-mêmes, et si vous faites le mal, vous le faites à vous aussi.
Ce que nous disent ces deux versets, ainsi que nombre d’autres semblables, c’est que le mal en général, comme le bien lorsqu’il est vu comme le produit de l’action humaine, n’existent que par rapport à l’âme individuelle, à l’ego. Par rapport à elle, c’est-à-dire par et pour elle. C’est dans le principe d’individuation qu’il faut rechercher l’origine de la dualité morale. Celle-ci revêt donc le caractère partiellement illusoire de l’individualité même, qui est appelée tôt ou tard à se résorber dans le Tout. Mais le cas du mal et celui du bien ne sont pas symétriques. Le mal trouve son origine, son principe, dans l’individualité comme telle, et cela en un double sens : actif et passif. Activement, car seul l’ego fait le mal, en un sens tel qu’il peut en être tenu pour responsable ; passivement, car seul il le subit, en ce sens que là où il n’y a plus d’ego, il n’y a plus d’intérêt personnel possible, donc plus de souffrance, plus de mal subi. Voilà pourquoi le mal est inexistant pour le saint, celui qui est réellement parvenu à dépasser son moi individuel ; pour une telle personnalité, il n’y a pas de tort possible, et tout ce qui l’atteint est donc en un sens un « bien ». Voilà justement pour l’ego, ou plutôt son principe, le principe d’individuation comme tel, peut être seul tenu pour cause et pour responsable du mal : parce que seul lui peut le subir. Là où il n’y a plus d’ego, il n’y a plus de mal possible. La possibilité du mal comme telle réside donc dans l’ego, lui est pour ainsi dire consubstantielle. Celle du bien, au contraire, ne peut donc résider qu’au-delà de l’ego, dans son abolition et son dépassement, son « extinction » comme disent les soufis ; et ultimement, dans ce qui est bien sûr le principe de cette extinction, c’est-à-dire dans l’être absolu, universel, du Principe, Dieu, l’Un, comme on Le nomme. D’où le principe éthique : « tout bien qui t’atteint vient d’Allah », mais aussi : « si vous faites le bien, vous le faites à vous-mêmes » (et non à Allah, ni à un absolument « autre » qui pour le vrai bienfaiteur, ne saurait pas exister).
Le mal est, à l’origine, une notion d’ordre moral ; les notions morales ne sont pas premières, elles relèvent d’un ordre de choses contingent, relatif. Pour comprendre ce qu’est véritablement le mal, il faut se référer à un ordre supérieur, métaphysique, c’est-à-dire opérer sa réduction à des notions d’ordre plus « primitif » et plus essentiel. Dans la perspective islamique, les choses sont simples : le mal, le « péché », c’est la multiplicité et tout ce qui éloigne du Principe, c’est-à-dire de l’Unité. Ce qui éloigne « intentionnellement » devrait-on préciser, car il y a un éloignement « positif », qui permet le retour et la manifestation du Principe ; c’est même là, si l’on veut, l’origine première et véritablement « divine » du mal. Mais ce qui est visé intentionnellement par là, à l’origine, c’est encore le bien, c’est-à-dire l’Unité. Ce n’est qu’à titre second que l’écart, la multiplicité, acquiert une autonomie qui lui permet d’être visée – comme telle. Comme l’exprime Ghazâlî dans son traité des Noms divins, Dieu même s’Il est créateur du mal, ne peut en être tenu pour responsable, car Il ne vise pas le mal comme tel, mais le bien qui résulte de sa suppression, qui permet au bien de se manifester. C’est sans doute le sens le plus profond du hadith étonnant qui dit que « si vous (les hommes) ne péchiez pas, Dieu vous anéantirait et créerait à votre place des êtres qui pécheraient, demanderaient pardon, et Il le leur accorderait », ou de cet autre qui affirme que Satan se repent d’un péché qu’il a inspiré au serviteur, et qui a incité ce dernier à demander pardon à Dieu, et à se rapprocher davantage de Lui de cette façon, etc. Mais tout cela n’acquiert son sens véritable que lorsque le bien cesse d’être conçu simplement comme bonté morale, afin d’être conçu comme unité, harmonie, et spécialement de l’être individuel avec son Principe. Autrement dit, si toute la dialectique du bien et du mal, qui est obscure et inexplicable par elle-même, est réduite à celle de l’un et du multiple, dont il a amplement été question plus haut. C’est même d’ailleurs dans cette réduction que le plan de réalité auquel appartiennent le bien et le mal comme tels trouve sa justification et son accomplissement, ce qui est encore, en soi, une application de la même dialectique (de l’un et du multiple). Autrement dit, tout le plan de l’action et des réalités « concrètes », individuelles, où se manifestent le « bien » et le « mal » (et où se déroule notre existence d’hommes), n’existe pour ainsi dire que pour orienter nos regards vers ce qui se trouve au-delà de lui, vers le plan des réalités supérieures où notre esprit a sa vraie patrie, et où seules importent des déterminations telles que « l’un » et le « multiple ».
Ainsi la volonté mauvaise se réduit à la volonté d’individuation, de division. Mais celle-ci trouve sa source, son principe, dans une division de la volonté qui est antérieure à la volonté de division comme telle, et qui vise en réalité l’unité. Elle vise à mettre au devant d’Elle-même, de sa propre Essence, une volonté autre et image d’Elle-même, mais tendue vers Elle, afin de faire un avec elle dans l’unité d’Amour. Dans le principe, d’ailleurs, et du point de vue du Principe, cette unité d’amour est toujours déjà réalisée, sans quoi elle ne pourrait jamais avoir lieu ; aussi, le premier « moment » du Serviteur est-il toujours l’extinction dans la Vérité, qui est aussi le but de son existence. Mais du point de vue de la Vérité Elle-même – ainsi que nous l’avons mainte fois souligné plus haut, et c’est d’ailleurs ce qui La caractérise – les choses ne changent jamais : « Il est maintenant tel qu’Il était alors ». Il n’y a que pour le serviteur que la distinction – d’être ou d’intention, cela ne fait guère de différence – se manifeste jamais. On doit à ibn ‘Arabî, dans un passage des Futûhât al-Makkiyya, d’avoir révélé l’importante, l’essentielle connexion qui existe entre cette distinction des deux points de vue et le problème de la Prédestination (et le paradoxe de la responsabilité signalé plus haut, qui en découle), dont les savants exotériques n’ont pu venir à bout faute de pouvoir distinguer les choses du « point de vue divin » ou du « point de vue humain ». Car c’est bien là que gît, pour ainsi dire inaperçue des aveugles incapables de sortir de leur perspective propre pour s’élever, fût-ce un bref instant, jusqu’à celle de la Vérité, la solution du problème.
En méditant sur la question de la volonté, nous en sommes arrivés spontanément à parler de l’amour. Pour la mentalité moderne, qui tend à réduire l’amour (comme toute chose du reste) à son aspect passif parce qu’elle ne voit en lui qu’une « passion », cela peut sembler contradictoire. En fait, pour le auteurs traditionnels, beaucoup plus sensibles à l’aspect actif de l’amour véritable, le lien allait de soi : l’amour était une « fonction » de la volonté, et sa plus haute expression – à moins que la volonté ne soit qu’une expression atténuée de l’amour. Aussi, le fait d’aborder l’Unité de l’Être sous le rapport de son lien avec la question de la liberté, ou de la volonté humaine et de son indépendance relative par rapport à la Volonté divine, devait aboutir à mettre au premier plan l’amour comme principe de réalisation de l’Unité, ou la réalisation de l’Unité comme Unité d’Amour – et finalement la vision de Dieu même, dans Son Essence et Ses Attributs, comme Amour, tandis que la première partie de notre étude Le faisait plutôt appréhender comme Connaissance, spécialement comme Connaissance de Soi, pure Gnose. Unité de la Gnose, Unité de l’Amour, ces deux visions complémentaires de l’Unité, avec les voies associées, se trouvent toutes les deux fondées d’un point de vue traditionnel. Aussi, on ne s’étonnera pas à retrouver cette vision de l’Unité comme Amour transcendantal sous la plume d’al-Jîlî, dans le chapitre de l’Homme universel qui traite, justement, de l’identité des deux volontés divine et humaine. Citons maintenant ce passage capital pour notre propos :

Sache que la volonté est un attribut du resplendissement de la Science divine conformément aux prescriptions de l’Essence. Ces prescriptions constituent la Volonté (irâda), et consistent en une élection existentiatrice d’al-Haqq (la Vérité) envers les objets de Sa Connaissance, conformément aux exigences de cette dernière. Cet attribut, en Lui, reçoit le nom de Volonté. Quant à la volonté qui est créée en nous, elle est l’essence même de la Volonté divine, mais dès lors qu’elle est rapportée à nous, la nouveauté qui nous caractérise caractérise aussi notre attribut. Nous disons alors que la volonté est créée, ayant en vue la nôtre ; mais lorsque cette volonté est rapportée à Allah, elle est l’essence même de la Volonté éternelle qui Lui appartient. Et nous ne lui dénions la possibilité de faire apparaître les choses (de se manifester) (sans limites) conformément à ses exigences propres, que relativement à nous ; telle est son caractère en tant que créée ; mais dès que nous faisons abstraction de sa relation à nous, et que nous la rapportons à la Vérité telle qu’elle Lui revient, les choses sont affectées par elle (sans limite et conformément à ses exigences). Sois donc perspicace. De même que notre être, relativement à nous, est créé, mais par rapport à Allah, il est éternel ; et c’est cette relation qui est nécessaire selon les exigences du Dévoilement spirituel, du Goût initiatique ou de la Science qui occupe le rang de l’essence effective, et Là-bas il n’y a que cela ; sois donc perspicace !
Sache encore que la Volonté possède neuf degrés (« lieux ») de manifestation dans le monde créé…

Suit l’énumération des neufs degrés, qui sont en fait plutôt des degrés du désir que de ce que nous nommerions la volonté proprement dite ; le premier est celui de « l’inclination » (al-mîl), le second, une inclination accrue que l’on pourrait traduire par « penchant » (wa’l), etc. Nous en venons directement aux trois derniers degrés, qui sont les plus intéressants de cette énumération :

Ensuite, lorsque (ce penchant) se développe et persiste même en l’absence des causes qui ont provoqué l’inclination initiale, il prend le nom d’amour (hubb), qui constitue le septième degré ; puis, lorsqu’il devient très intense au point que l’amant s’éteint à lui-même, il se nomme « amour passionné » (wadd), qui constitue le huitième degré ; enfin, lorsqu’il atteint son maximum, de sorte qu’il anéantit ensemble l’amant et l’aimé, il se nomme « désir ardent » (‘ichq). À ce degré, celui qui éprouve le désir voit l’objet de son désir et ne le reconnaît pas, ni ne crie vers lui, comme il a été rapporté de Majnoun vis-à-vis de Layla, à savoir qu’un certain jour, elle est allée vers lui pour lui parler, et qu’il lui a répondu : laisse-moi, en ce moment (la pensée de) Layla m’empêche de m’occuper de toi. Tel est le dernier degré de la jonction et de la proximité, celui dans lequel le connaissant en vient à ignorer l’objet de sa connaissance, de sorte qu’il ne reste plus ni connaissant ni objet de la connaissance, amant ni aimé : il ne reste plus que l’Amour (ou le Désir) pur. Et l’Amour, c’est l’Essence pure, absolue, qui n’admet ni représentation schématique, ni nom, ni qualificatif, ni attribut. De sorte que cet Amour, dans ses premières manifestations, anéantit l’amant de sorte qu’il ne lui reste plus ni nom, ni forme, ni qualificatif, ni attribut ; mais lorsque l’amant s’est annihilé au point de disparaître complètement, c’est au tour de l’aimé d’être anéanti par l’Amour, de sorte qu’il ne lui reste bientôt plus ni nom, ni qualificatif, ni attribut, ni essence propre ; il ne reste plus alors ni d’amant ni d’aimé. À ce moment, l’amant apparaît porteur des deux formes et revêt les deux attributs : il se nomme aussi bien l’amant que l’aimé.

Pour résumer les propos du cheikh, nous pouvons donc dire que c’est la même Volonté qui apparaît en Dieu comme éternelle et infinie dans sa capacité à produire à l’existence quelque chose de neuf, et en l’homme au contraire comme créée et limitée dans sa puissance créatrice. D’autre part, l’acte par excellence de la volonté (en général) est l’élection amoureuse, qui en Dieu se concrétise par la venue à l’existence d’un être nouveau, mais en cet être au contraire – spécifiquement en l’homme – par l’anéantissement volontaire de soi dans la pensée de l’être aimé – surtout s’il s’agit de Dieu, qui est bien sûr le plus haut objet d’amour possible, et celui que l’auteur a spécialement en vue ici. L’acte le plus haut de la volonté, pour l’homme, est donc un amour totale et absolu de Dieu qui le pousse à s’« éteindre » en Lui en renonçant à toute existence individuelle. On retrouve donc ce double mouvement de réalisation descendante et ascendante qui caractérise le cycle de manifestation, envisagé ici sous un autre point de vue. La particularité de ce point de vue est qu’ici, l’invariant de tout le cycle, le point fixe autour duquel il évolue, est constitué par l’Amour même, c’est-à-dire par la relation même qui relie originellement les termes initial et final de la procession mais qui, une fois celle-ci accomplie, se révèle comme leur Réalité véritable et commune, comme l’Essence absolue. L’Amour ici est, dans les deux cas – divin et humain – une force qui commande de façon absolue le don de soi, de sa propre existence à un autre : pour lui faire don de l’être et de la vie, et surtout de la capacité d’aimer à son tour, dans le cas de Dieu ; pour vérifier la réalité de ce don en renonçant à sa propre existence dans un geste d’amour absolu, dans le cas de l’homme. Dès lors cette force « consume » tour à tour et son point d’application, et son agent – du reste dans la poésie qui suit le passage cité, l’amour est effectivement comparé au « Feu d’Allah » - et demeure seule réelle, à se donner et à se recevoir elle-même dans l’intimité de son Unité, car elle est aussi, forcément, la puissance unificatrice par excellence. En tant que relation, c’est un rapport si intime qu’il « dévore » sujet et objet et finit par demeurer seul, tenant lieu de l’un et de l’autre : relation si étroite qu’elle se révèle finalement être la non-relation par excellence, la puissance de toute relation, qui comme telle se tient au-delà de la relation et de l’Être même, encore conçu comme relation : d’où la négligence de Majnoun non seulement à l’égard de soi-même, ce qui peut encore se concevoir, mais encore à l’égard de l’objet de son propre amour, ce qui paraît plus singulier ; parce que dans l’extrême de la fusion opérée par l’Amour, il n’y a même plus l’espace interstitiel nécessaire pour « reconnaître » l’objet comme objet, il n’y a plus qu’à lui dire : je suis trop près de toi pour pouvoir entrer en relation avec toi.
Les preuves traditionnelles de cette fonction de l’Amour comme réalisateur de l’Unité, aussi bien en sens ascendant qu’en sens descendant, sont nombreuses, et nous n’allons pas passer en revue ici tous les textes qui ont trait à ce chapitre. Déjà Ghazâlî, qui pourtant place la dignité de l’homme dans la connaissance, évoque cette fonctionnalité de l’Amour dans un des passages de l’Ihyâ qui, justement, ont trait à l’Unité de l’Être, à savoir dans le Livre de l’Amour, lorsqu’il cite ce commentaire du cheikh al-Mayhânî sur le verset 54 de la sourate Al-Mâ'ida (La table servie) : « Il les aimera et ils L’aimeront » : « En vérité, Il les aimera, bien qu’en réalité Il n’aime que Sa propre Essence : en ce sens qu’Il est le Tout et qu’il n’y a rien dans l’Existence à part Lui ».
Sur le plan des hadiths, on en trouve un certain nombre qui corroborent les idées énoncées dans cette section, par exemple le célèbre hadith qudsiy : « J’étais un trésor caché ; J’ai aimé à être connu, alors J’ai créé l’univers », qui place l’Amour au fondement du processus de manifestation, comme dynamique interne de l’Essence, antérieure à toute création, La poussant à Se manifester, c’est-à-dire en somme à Se dédoubler pour Se recevoir comme autre dans Sa propre Unité. On trouve ensuite des traditions comme « Allah désire la rencontre de Son serviteur plus encore que ce dernier ne désire Sa rencontre, d’ailleurs le désir qu’ils ont de Lui n’est possible que grâce au Désir qu’Il a d’eux », et l’archi-connu : « Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi jusqu’à ce que Je l’aime ; quand Je l’aime, Je deviens son œil par lequel il voit, son ouïe par laquelle il entend, etc. », qui fait directement le lien entre le thème de l’Amour et la wahdat al-wujûd. Dans cette perspective, l’amour des hommes pour Dieu apparaît comme directement dérivé de Son Amour pour eux, qui revient en fait à l’Amour qu’Il a pour Lui-même, puisque de Son point de vue « Il est le Tout » en dehors de qui rien ne se manifeste jamais. Et c’est enfin par Son Amour pour eux qu’ils rentrent dans l’Unité au point qu’Il devienne « leur vue et leur ouïe ». Ainsi, la créature en tant que telle apparaît comme un aspect de l’Amour de Dieu pour Son propre Soi, qui n'est autre que le Soi universel, l'Ipséité de tout « sujet » réputé « autonome », et l’Amour, comme le « lieu » d’unification, en Dieu, de tous les degrés de la réalité ; lequel est en même temps, de ce fait, le principe de leur existence propre et de leur infinie diversité.
Cependant, l’Amour dont il est question ici n’est pas une simple abstraction conceptuelle ; en tant qu’émanation de la volonté, qui est ce qu’il y a de plus propre à l’existence individuelle comme telle, et aussi en tant que force qui meut de l’intérieur l’être à se dépasser lui-même vers le Tout dont il n’est qu’une partie, il s’enracine dans l’expérience concrète, vécue, de chacun d’entre nous ; plus exactement, il est le principe même et la possibilité d'une telle expérience. Il est ce principe vital qui assure de l’intérieur la cohésion de notre être, et qui l’insère en même temps dans une vie plus large, universelle, qui traverse notre existence propre et la transcende : la vie de l’univers comme image de la divinité, et au delà la Vie même de Dieu, Son Unité en tant qu’Elle Se « tient » Elle-même et ramène tout à Elle comme au Sujet véritable de toute affection possible. Par là se justifie l’existence de l’homme et sa place dans l’univers, en tant que « khalîfa » comme il a été vu plus haut : en chaque conscience individuelle, Dieu fait l’expérience de Lui-même, de Son Unité vivante et de son infinie Singularité, de telle sorte que chacune de ces expériences particulières d’être-Dieu soit radicalement unique, irréductible à toute autre, mais absolument identique dans son principe. Celui qui prend conscience de cette identité foncière de toute ipséité avec l’Ipséité absolue est l’homme véritablement réalisé, pour lequel il n’y a plus le « moi » ni « les autres », le maître ou le serviteur, l’oppresseur et la victime : en lui, par cette expérience sensible, réelle, incommunicable au même titre que l’Unité même, qu’il est à la fois « moi » et « les autres », « l’oppresseur » et la « victime », etc., l’Unité parvient à l’accomplissement le plus total d’Elle-même : Elle apparaît enfin dans son contraire le plus absolu, dans la dualité manifestée, dans la diversité des « sujets » individuels qu’Elle ramène à Elle-même par la force unifiante de Son Amour.




1Une des caractéristiques qui distingue la grammaire de l'arabe, et des langues sémitiques en général, de celles des langues indo-européennes, est l'existence de deux types de phrases : les phrases nominales et les phrases verbales. Non seulement leur existence, mais surtout leur opposition duale, qui constitue l'une des principales structures de la syntaxique arabe. Le cas des deux versets étudiés ici illustre parfaitement la fécondité de cette opposition en termes d'usages symboliques. Rien d'équivalent - au sens strict - n'existe dans les langues indo-européennes ; toutefois celles-ci recèlent également des possibilités symboliques sans analogue dans les langues sémitiques : ainsi des propositions infinitives – dont le nom même est déjà révélateur – qui, par certains côtés, jouent le rôle dévolu en arabe à la proposition nominale.

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